Les pierres glissent sous mes pas. Je n’ai pas trouvé toutes les réponses encore. Peut-être je ne les trouverai jamais. Ce n’est pas grave. Je peux accepter cette part d’incertitude, n’est-ce pas ce qui crée l’aventure, finalement ? Dans ce dédale de ruelles que je connais par coeur, j’ai cru longtemps que rien ne pouvait me surprendre. Puis j’ai rencontré ce Bruxellois exilé dans mes terres. Et nous avons partagé un café.
Ca commence souvent comme ça. Je pense même que toutes les rencontres qui comptent se jouent autour d’un café. J’ai commencé à boire du café vers 17 ans, à Liège. Le jeune homme était sexy, avait l’expérience utile pour m’apprendre le monde. Il m’a initiée à la sodomie.
La suite est faite de voyages et d’expérience diverses. Le premier capuccino, avec un Allemand narcissique. Le petit café serré en Italie, dans la Bialetti, et les quickies de l’aube, avant de s’oublier dans les mots de Brecht tout le jour. L’horrible café-filtre chez des buveurs de chicorée. Et l’arrivée du Senseo, le mariage, les enfants, tout ça. Puis il y eu George. Mon dieu, George. L’homme qui m’a tout appris sauf le sexe. Avant George, je couchais avec des cons. Après George, je n’ai plus aimé que des hommes intelligents. Et j’ai arrêté le lait dans le café.
Il m’a fallu attendre mes 40 ans pour boire du café sans penser au sexe. J’avais essayé la plupart des pratiques acceptables, j’avais quelques réponses sur mon désir et sur la vie. J’ai commencé à apprécier le mâle sans sa queue. Enfin, parfois. J’avais fini mon tour du monde, et je me posais gentiment, dans une ville calme de province, une ville aux rues pavées, aux murailles grises, avec des arbres qui poussent plus haut que les toits. L’appétit du sexe s’était sublimé en mots, déjà, et en travail, encore, toujours, plus.
J’ai bu des cafés avec des gens de la rue, avec des ministres aussi. J’ai bu des cafés avec des hommes-diamants, avec des lapins blancs, avec des PDG plus riches que je ne le serai jamais, avec des hommes de lettre remplis de la plus belle des humanités. Certains m’ont émue jusqu’au ventre mouillé, d’autres n’ont fait que passer.
Et un jour, c’était en novembre, un jour il y a eu ce rendez-vous bouleversant, dans un petit bar aux meubles d’autrefois. J’étais entre deux vies, comme toujours. Il était assis à une petite table de bois bancale, éclairée par une lampe orange qui avait probablement vécu l’invention de la pilule. Il portait la barbe propre et le col roulé, caricature d’une époque, mais ce n’était pas le plus important. Il y avait cette odeur. L’odeur du corps qui a joui. L’odeur des mains pleines de sperme. L’odeur de sueur, entre le cheval et la nuit de baise.
Nous avons parlé. Un peu. Trois heures. Je n’avais que quelques questions, et pourtant la rencontre fut hypnotique, j’ai bu deux cafés. Lui buvait du vin. Son sexe ne m’intéressait absolument pas, pas plus que mes seins ne lui ont inspiré le moindre émoi. Peut-être le goût, ou simplement la magie. Comme parfois, rarement, cinq fois sur une vie, je suis tombée instantanément en amour, d’une admiration que rien n’écorne, qui allume les loyautés éternelles, redonne le sens au monde et se nourrit de sourires.
Je souris peu, pourtant. Il paraît que c’est normal, c’est mon humeur neutre : les autres pensent que je boude, que je râle, alors que je n’exprime juste rien. Quand je râle, pourtant, ça se voit tout de suite. Je deviens écarlate, je dis mille insanités, et j’en veux au moins à la terre entière. Mais quand je suis heureuse… Je déplacerais des montagnes, je passerais des nuits sans dormir, j’oublierais même la douleur, ma compagne fidèle. Quand je jouis, je me tais. Seul le souffle de la bête qui feule, parfois la morsure.
Donc je l’ai senti, littéralement. Je l’ai reniflé, même pas discrète. J’aurais collé mon nez sous ses bras sans la moindre réserve, s’il avait ne fût-ce que levé le coude. Il m’a raconté la vie, l’amour, le goût du défi, les improbables créations. Il me parlait de sexe, attendant que je rougisse. Il ne savait pas qu’à l’aube, je collectionne les nus d’hommes comme d’autres font de la broderie.
J’ai l’habitude. Longtemps, j’ai fait tapisserie. Je laisse parler les hommes, j’écoute, sagement. Souvent, parce que je n’ai rien à dire. Parfois, parce que mon côté teigne l’emporte, et que je prépare mes effets : “Au fait, je suis écrivaine érotique, de l’école de la clavicule.” Et je ris. Ce n’est qu’à cet instant que je goûte vraiment l’échange. Soit le sourire s’efface, les joues rosissent, et j’imagine leur sexe disparaître comme par grand froid. Soit le regard se fait franchise et respect, et les choses sérieuses peuvent commencer. C’est précisément ce qu’il s’est passé. On a enlevé quelques mots, lui son pull, moi mes lunettes. Et nous avons parlé. Du plaisir qui nous inspire, des mots qui rendent les choses belles, de l’indispensable distance d’où naît le désir, de l’amour qui nous traverse et du temps qu’il reste avant de mourir. Il m’a dit la folie de son aventure : créer l’odeur parfaite, celle qui sied aux hommes de désir et d’intelligence, aux complexités aussi belles que leurs sexes droits, aux instincts de baise, aux pulsions d’absolu.
Il m’a glissé une enveloppe, avec un peu de son jus. J’ai respiré profondément. Un instant, j’ai rêvé posséder un pénis, être le bélier dans un corps magnifique, la bouche dégoulinant d’arômes de femme, et le corps exhalant l’extase, le doute quittant mon âme, le stupre pour tout combat.
J’ai glissé l’enveloppe dans mon sac. Elle n’en a pas bougé depuis. Chaque fois que je trébuche sur le pavé, une effluve enivrante me rappelle l’instant où j’ai décidé que plus rien ne m’arrêterait, que de nuit, de jour, dans un lit ou en public, je serais Nora, fière, autiste et poétesse du cul. Et que je ne partagerais de café qu’avec les gens que j’aime profondément, jusqu’à l’os.
J’avais lu ce billet et , avant même qu’il ne s’identifie , j’avais compris qu’il s’agissait de Lui ! Bel hommage , Nora, et belle compréhension de l’ami qu’il est pour moi , hédoniste , jouisseur et sauvagement vivant , et du créateur passionné qu’il est pour tous! C’est un cadeau que ces mots. Comme son amitié l’est pour ceux qui en bénéficient…Comme son parfum l’est pour celles et ceux qui le portent…