Le point Moreau, ce n’est pas politique, ce n’est même pas belge, c’est ta vie qui s’arrête et te plonge dans le temps.
Le point Jeanne Moreau, tout à la fois le tourbillon de la vie et la mémoire qui flanche.
Il y avait eu la guerre. Il y avait les ruines, grises, et la terre infertile. Et ce petit café où l’on servait de la bière pour les non-croyants. Je me souviens de la façade, verte, et de ma petite robe noire, toute boutonnée devant. L’ivresse légère, les rires, la vie incroyable. J’étais juste posée là, moi et mes 18 ans, je regardais naître le drapeau palestinien, je fumais des Camel, je déclamais Mrozek comme si ma vie en dépendait, je tombais amoureuse. A la fin de la soirée, il a voulu m’embrasser. C’est la seule fois, je crois, où je lui ai refusé un baiser.
Il y a quelques jours, j’ai croisé par hasard cet homme. 25 ans après. Il reste plus de souvenirs que d’avenir. De ces sursauts dans un sourire, de ces chemins aux parallèles imparfaites, lignes courbes qui s’entrecroisent comme les cuisses, comme les corps désassortis et les odeurs inoubliables.
Tu pourrais croire, passion qu’un instant le cœur s’arrête, l’œil se noie de fulgurantes jouissances, la peau s’embrase comme le froid de décembre, la pensée prend l’électrochoc d’une vie, des pires instants, des erreurs de jeunesse, des grands regrets, des jouissances féroces, des heures infinies, des trains de nuits, des sourires entendus, le goût du plaisir dans la bouche.
En fait, non. Dans l’instant, c’est la surprise. Reconnaître une voix, après mille ans, sur un mot. Croiser le regard. Sourire. Et continuer de marcher dans la rue, sans autre indécence que l’histoire. Un soupir, et la vie a repris, avec une touche de nostalgie douce.
Lorsqu’il peut m’arriver de croiser une personne appréciée après des années passées sans la voir, je me reproche toujours de ne pas avoir su prolonger l’instant. Je crois que cela peut être une forme d’expression de ce temps qui est passé et se poursuit sans que l’on y puisse rien.