Récit croisé : l’homme à nu (1)

Raconté par Nora Gaspard


Il y a toujours trois histoires. Celle qu’on imagine, celle qu’on vit, et celle dont on se souvient. Rarement, l’imaginaire s’oublie, quitte à massacrer le réel. 

Quand tu as l’angoisse du monde, rencontrer des humains est une épreuve. Quelque chose comme une confrontation épouvantable entre l’idéalisé et la vie, qui pétrifie ou exalte, et toujours le masque.

Il y a toujours une part d’inconnue, à ces éclats d’éphémère. Leur corps, leur voix, leur vie. Souvent, j’ignore tout de leur réalité. Que se passe-t-il si je sais tout déjà, si la seule inconnue est la peau ? Comment appréhender un corps dont je connais les doutes, les frissons et les émois, les faiblesses aussi ? 

Ce soir, je photographie un ami.

Je connais cet homme comme un confident ou un frère, comme un complice de crime, celui qui écoutait mes angoisses la nuit, et mes plus inavouables fantaisies. Je sais ses mots, sa voix, ses égarements. Nous écoutons la même musique goûtons nos folies passagères, l’agonie et les peurs.

Ce soir, il est juste un homme nu, entre deux petites lampes de nuit et des draps blancs. Comme un cadeau posé sur ma route. Des lignes de souvenirs, dessinées sur les flancs, des pâleurs impudiques, des regards aussi. Je ne pense plus, je bois la lumière, je me remplis de clavicule, de la peau d’un être libre et debout, de nos victoires, de nos émerveilles, de nos vies miroirs à des centaines de kilomètres l’un de l’autre, de nos années de lettres et de nos heures d’épiderme. 

Les rideaux lourds nous ont coupés du froid glacial qui sidère et des lumières qui maquillent, un instant, la folie de ce temps. Dehors les règles et la folie, le temps qui nous abîme, les grandes luttes et les petites victoires. Pour quelques heures, le monde n’existera plus, car un homme est venu, honorer un rendez-vous pris il y a six mois, six ans, je ne sais plus. Avec une infinie douceur, il a souri. 

Il sait et il s’offre. Il s’agenouille. Comme on s’oublie et glisse la langue entre les cuisses. Comme on courbe le dos puis creuse les reins, comme on jouit les yeux ouverts. Il s’agenouille et il sourit.

Il n’y a pas d’indécence, pas d’exhibition, pas de fantasme ou de scénario pré-écrit. Il y a le lit, la nuit, et son corps nu, la chair d’un homme que je côtoie depuis longtemps, sans jamais avoir croisé son regard. Il sait mes mots, mes doutes, mes fragilités, mes luttes. Il connaît mes désirs inavouables, et mes révoltes profondes. Il m’appelle par mon nom. Je murmure le sien. 

Il découvre ma chute de reins, quand agenouillée à ses pieds, je regarde sa chair, fixe le frisson, frôle la cuisse. Il encense mon cul rabelaisien, ma voix, toutes ces petites choses que les mots ne racontent pas.

Nous avons dit souvent le sexe passionné, les ébats sans issue, les folles envies et les fantasmes crus. Nous connaissons le chemin des mots pour raconter la peau. Alors ce soir, comme un accord tacite, ce sera le silence doux, l’économie du verbe, et la peau, juste la peau. L’angle du bras qui a étreint, les hanches qui ont rempli les ventres, les doigts cadeaux. Tout son corps suinte la vie. 

Je n’ai rien à prouver ni de mon corps ni de mes mots.

Je suis celle qui regarde.

Il ne joue rien d’autre qu’une heure de sa vie.

Pendant soixante minutes, quelques milliers de secondes, j’ai appris ce que je ne connaissais pas de lui. Son corps. Avec indécence, avec liberté, j’ai observé, apprivoisé, j’ai regardé au fond de ses yeux. Je l’ai entendu s’étonner du bleu, du rose et du rouge, de ce que sa nudité provoquait, de ce que son impudeur offrait. 

J’ai vu les reins qui ailleurs jouissent, les yeux sourire, et les cicatrices. J’ai vu l’audace et le doute, j’ai lu ce qu’on n’écrit pas. J’ai vu un homme nu sans aucune frontière, je me suis nourrie de sa chair. Il a déposé tout, sa vie, son histoire, ses blessures, sa peur, et j’ai tout pris. J’ai dit l’interdit, les frontières du regard, j’ai assumé l’inavouable. J’ai dit “ne bouge pas”, j’ai dit “chut, attends”, je me suis approchée, dans cette bulle insolente que ne partagent que les amants. A ses pieds, sur son épaule, au bord du coeur, à discerner le grain, à souffler sur les reins pour guetter le frisson dessiné. 

Il y a les hommes que j’aime du cerveau, ceux que j’aime du ventre. Il y a ceux qui squattent mon coeur. Et il y a quelques rares, précieux, où je n’ai pas besoin de comprendre ce que je ressens. C’est comme une fusion temporaire, génératrice d’une énergie puissante, c’est l’amour atomique. A cet instant précis, je n’ai pas besoin que tu me remplisses le ventre, ni du sexe ni du poing. Tout a été dit, imaginé, déjà. Juste être là, rire, se regarder. Effleurer des yeux. Se retrouver quelque part dans l’entre-deux, l’indéfinissable parfait, là où le désir est inspiration, où le plaisir est nourricier. 

Cette mer intérieure pourrait être la mort, le doute ou la fragilité. C’est la joie et la liberté, l’improbable inconditionnel.

C’est un instant mystique, que celui où la chair est, sans autre temps que maintenant. Il n’y avait rien à découvrir que la lumière de sa peau, et c’est peut-être le secret. A trop se protéger du monde, nous n’avions jamais pris le temps. Quand les barrières tombent, il se passe une vie comme un souffle. Alors, parfois, avec un peu de chance et beaucoup d’amour, le sublime nous étreint. 

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