Le 17 mars 2022
Gabriel, my dear,
J’ai trouvé refuge ce matin en terrasse d’un pub d’un autre temps. Avec ses banquettes de bois, ses immenses miroirs peints et ses tables aux pieds de fonte, il semble avoir survécu par la force de l’habitude. Le brouhaha ambiant couvre à peine la petite musique qui me vrille les tempes avec insistance. Après un temps infini, le garçon de salle me remarque enfin. Je demande sans aucun scrupule un full breakfast. Oh Lord, je mangerais un boeuf. Je serais bien restée plus longtemps à te regarder dormir, mais.
Ce n’est pas dans mes habitudes. Et J’avais faim. Et j’ai ce reste de pudeur, même après avoir livré chaque centimètre de peau aux mains du plaisir.
Il est inutile que tu découvres, de si grand matin, l’étendue des marques qui colorent ma peau, après cette étrange nuit. Je vais lécher les plaies, et me laisser le temps de guérir. Notre prochaine rencontre est dans quelques mois. J’ai le temps. Chaque jour, je regarderai disparaître un peu plus les souvenirs de cette folie. Quand la dernière griffure, quand le dernier bleu, quand la dernière brûlure de cuir auront disparu, il sera temps de te sourire à nouveau.
L’homme au tablier de cuir m’apporte les œufs, quelques saucisses, une tomate grillée au goût étrangement sucré et quelques toasts. Dans un minuscule bol, un peu de confiture. Et une cruche de café. Ça se voit donc si fort que je n’ai pas dormi ? Lentement, je tartine le pain de mie grillé. Le bruit du couteau sur la croûte du pain me rappelle le bruit du cuir qui glisse doucement sur une peau d’homme. Ces images me hantent, Gabriel. Mais j’ai peur qu’elles disparaissent de ma mémoire si je m’endors. Alors j’écris, tant que je peux, pour qu’on puisse se souvenir à deux.
Je ne sais même pas comment s’appelait ce jeune homme. Le numéro 5. Oui, jeune. Tu sais qu’il avait bien dix ans de moins que moi, si pas quinze. Alors c’est jeune. Autrefois, j’aimais les hommes au coeur de la trentaine. Puis j’ai mûri, tu sais, mais j’aime toujours les hommes entre trente et trente-cinq ans. Cela fait de moi une cougar, tu crois ?
L’huile brillait sur sa peau glabre. C’était tentant comme un fruit. J’ai goûté. Tu aurais fait pareil, si tu n’avais été occupé avec cette merveille de numéro 6, au teint mat et au sexe long.
Je sais que la deuxième ligne de ma liste de désirs à exaucer indiquait : “une bataille de sexe”. Mais je dois dire que ton inventivité a dépassé mes fantaisies les plus audacieuses. Louer un gymnase et inviter toute l’équipe de lutte greco – romaine à nous rejoindre, c’était franchement culotté. Charger le masseur officiel de nous masser au lubrifiant jusque dans nos moindres orifices était en soi des plus agréables. Mais ce combat, Gabriel… Les sangles qui encerclent le ring s’en souviendront longtemps. Je t’ai regardé, tandis que tu branlais le numéro 4, affalé dans les cordes. J’ai lutté longuement contre le plaisir, tu sais. Rester lucide. Enregistrer les souvenirs. Puis j’ai cédé. Mon premier challenger a joui entre mes mains, assez vite. J’en étais presque frustrée. Le suivant étant vraiment intéressant. Il avait la peau lisse, sombre et douce… Une cicatrice dessinait un étrange crochet sur son épaule. A voir comme sa main tenait fermement son sexe, il a plutôt bien récupéré. Tu l’as vu, toi aussi ? As-tu goûté à sa fesse, musclée et charnue ?
Sur la banquette, mon sexe brûle d’épuisement. L’oeil rêveur, je me tortille un peu trop, le garçon de salle me jette des regards insistants. Est-ce que je sens encore le sexe ?
Je ne sais pas vraiment quand la lutte est devenue fusion. Peut-être quand tu m’as souri, tandis que le numéro 3 dévorait l’abricot entre mes cuisses ? Ce sourire, Gabriel, est chaque fois le signal. Ta façon de me rappeler l’essentiel : “Profite. Lâche prise.”. Alors je ne pense plus et je me livre totalement, volontairement, aux délices et aux sévices délicats. Et tu deviens l’ogre fragile, explorateur de six culs, peu importe les hanches. Et je ne sais plus à qui est cette main sur mon sein, sont-ce mes doigts qui agrippent ce chibre droit ? Alors dans l’élan, le soupir du premier nourrit les gémissements du troisième, les doigts passent du con à la bouche, de lui à moi, puis à toi. Ce grand désordre a sa propre vie, les corps mélangés au rythme des reins, les souffles mêlés. Quand le râle grave s’est dédoublé, quand le premier cri a fusé, j’avais le sein dans une bouche et le sexe pris, les doigts sur le palpitant de… était-ce toi, Gabriel ? Je ne sais pas, et vois-tu ? Je m’en fous. C’était bon. Et j’ai laissé affleurer la joie. L’oeil trouble, dans cette étrange lumière de fin de nuit, au milieu de cette meute joyeuse, suintante de foutre et de sourires, j’ai hurlé à la lune la force d’être en vie, à corps jouissant.
Au petit matin, ma chair sentait encore la salle de sport, le cuir gras, la sueur. Sur la fesse, la trace de quatre doigts. Sur la cuisse, un énorme bleu. Et cette douleur cuisante du ventre trop gourmand, entre la crampe et la courbature, délicieuse morsure. Tu dormais sur un matelas bleu, collé au dos carré du numéro 2. Tu souriais. La lumière était belle. Je suis partie.
J’aurais voulu être plus présente, tu sais, je me réjouissais d’entendre tes dernières aventures, d’admirer ces émois troubles et ces dessins sur ta peau. Mais mon train m’attend, Gabriel. Je repars vers le continent. Je reviendrai à la Saint-Jean. J’aimerais que nous allions goûter la rencontre du sexe et de la folie, autour du grand feu, esprits libres et corps joyeux. Tu veux bien, dis ?
Je t’embrasse, oh oui,
Nora
Cette lettre répond au délicieux courrier de Gabriel Kevlec, daté du futur 15 février 2022