J’ai la gueule de bois, je crois. Ca tape, fort, les tempes, les yeux, et cette sécheresse dans la gorge.
À côté de moi, ça ronfle. Une femme que je ne connais pas. Je crois.
Hier, c’était la grande fête de la libération. Après cinq semaines d’isolement absolu, les brigades nous ont rendu les clés, on pouvait enfin ouvrir la porte de nos maisons. Et quelle fête ce fût !
La chaîne d’information nous a transmis les consignes le matin même. Toutes les clés seraient glissées dans les boîtes aux lettres, ou posées sur l’appui de fenêtre du rez-de-chaussée à 20h précises, l’heure des rituels depuis la pandémie. Assez tôt pour profiter encore un peu de la lumière du soleil, mais en fin de journée, pour permettre à chacun de préparer son plat pour le Banquet. Quelle fête. Quelle ripaille.
Il faut dire que la charge était lourde, le plan de la dernière chance. Toutes les tentatives de circonscrire la pandémie avaient échoué. Limiter les déplacements à l’indispensable ? Demi-succès. Fermer les magasins non essentiels ? Faillites et suicides. Interdire la culture, le sport, les loisirs pendant des mois ? Dépression abyssale. Chaque légère amélioration était suivie d’une reprise des activités, et le virus recommençait à circuler. Un cinquième de la population seulement était immunisée, et encore, pas contre les variants. Il restait peu d’espoir.
Quand la proposition de fermeture totale a commencé à circuler sur les réseaux, la grogne a rapidement fait place à la créativité. Et si on mettait toutes les chances de notre côté ? Et si on planifiait cela comme un immense challenge national, radical et, enfin, efficace ?
Cette solution, aussi horrible qu’elle puisse être à qui voit sa liberté immédiate, était la seule possibilité de libérer tout le monde en moins de deux mois. L’espoir s’est glissé sous les peaux, et on a vu les plus grands râleurs formuler des propositions, et les plus austères gestionnaires se révéler plutôt inventifs.
Les choses sont devenues concrètes quand le Roi a pris la parole. C’était le 30 avril, à 20h. Il a présenté l’idée très simplement, entouré de sa famille. Il nous proposait de tout fermer, et de rester chacun chez soi pendant cinq semaines. Tout le monde. Sans sortir. Du tout. 35 jours. Du 4 juin au 9 juillet. Chacun était invité à donner son avis par smartphone, en direct. Oui ou non, simplement. Une carte interactive affichait les votes en temps réel sur le web. Si 75 pourcents de la population approuvait, une immense préparation collective commencerait, pendant un mois.
Je me souviens précisément de ce moment. J’étais chez moi, seule, la télévision allumée, la tablette connectée au site covid.direct.data, qui indiquait les morts et les contaminations en temps réel depuis des mois. Un nouvel onglet est apparu : sondage mondial. J’ai cliqué. J’ai vu le planisphère apparaître. Comme le Roi l’expliquait, la même question était posée à toutes les populations du monde. La Chine avait été le premier pays à répondre : oui à 99%. L’Australie, Israël, la Grèce… Tous avaient dit oui. C’était notre tour. La carte se remplissait de vert. Ensuite ce fût l’Angleterre, l’Islande et la Mauritanie, le Brésil et le Canada, les Etats-Unis. L’incroyable s’était produit. Partout où la pandémie sévissait encore, la carte affichait des taux de participation record, et toutes ou presque dans le même sens. Oui.
Je me souviens avoir appelé mon père, hospitalisé depuis des mois, et lui promettre que je viendrais le voir, dès que nous serions sortis de tout cela. Il fallait juste qu’il tienne encore un peu.
Dès le lendemain, la machinerie s’est mise en route. Chacun devait choisir l’endroit où il passerait ces cinq semaines, et ensuite s’équiper pour survivre : vivres, livres, médicaments. Je choisis la solitude. Je ne suis sociable qu’à petite dose, il eût été dangereux de m’enfermer avec qui que ce soit.
Très vite, les services de santé préventive ont diffusé des plannings de menus équilibrés, et la possibilité de commander des kits-repas soigneusement étudiés pour durer : des légumes frais au début, des surgelés ou bocaux pour la suite.
Le gouvernement, qui avait retenu la leçon de la première vague, a pris en charge les stocks de papier toilette, et a offert à tous les malades chroniques leurs traitements pour deux mois. Les hôpitaux ont réquisitionné leurs équipes. Infirmiers, médecins, cuistots, personnel de désinfection vivraient sur place. Les magasins ont vendu tout ce qu’ils pouvaient. Les artistes se sont installés dans les salles de spectacles, et un réseau de transmission d’une incroyable qualité s’est déployé en quelques jours.
Le 31 mai, le Roi a repris la parole à 20h. Il a exhorté chacun à remettre les clefs de sa maison au maire de sa ville, chargé de les conserver soigneusement pendant ces cinq semaines. Personne ne sortirait. Il n’y avait plus ni police, ni pompiers, ni ambulances, ni livreurs à domicile. Chacun était totalement responsable de lui-même et des autres.
Il y eut bien quelques esprits rebelles pour tenter la vie au grand air. Les drones de surveillance avaient vite fait de les rattraper. Le deal était clair au départ : une fois l’opération commencée, quiconque serait vu à l’extérieur serait abattu, peu importe la raison de sa sortie. Sur corona.direct.data, la carte des morts par laser s’est assez vite stabilisée : 150.000 morts à travers le monde, la première semaine. 10.000 la deuxième. Fin juin, plus un seul. Il y eut quelques âmes cyniques pour dire que c’était toujours moins que les morts par virus.
Des enfants sont nés à la maison, et, bien sûr, des grands-parents sont morts. On avait reçu de grands sacs frigo en prévision de ce risque, ainsi que des puissants anti-douleurs, une boîte d’antibiotiques par famille, et au choix 12 litres de vin ou 20 grammes d’herbe.
Le 4 juin, à 20h, chaque famille, chaque célibataire, chaque couple a fermé sa porte à clef, et déposé la clé sur l’appui de fenêtre du rez-de-chaussée. Chaque jour, il y avait des programmes de sport en ligne, des ateliers DIY, des cours de langues ou de mathématiques, des consultations médicales en ligne. Chaque soir, les plateformes médias donnaient accès à un catalogue de séries historiques, de documentaires, de séries fantastiques ou de films porn féministes. On pouvait se cultiver, s’envoyer en l’air à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, ou tout simplement ne rien faire…
Vers le 30 juin, de nouveaux programmes ont fait leur apparition : les programmes de préparation de la fête de sortie, la Free and Awesome Party. Les blogueurs se sont lâchés : “Comment préparer un gâteau pour 12 personnes avec vos boîtes de haricots noirs ?” et “Apprends à coudre une tenue de folie pour le FAP Day”, en passant par “Comment se réhabituer à la foule ?” et “Préparatifs pour un FAP Day sexy”… La fête s’annonçait des plus folles. Bien sûr, on mangerait mal, vu que les stocks ne seraient renouvelés que le lendemain. Bien sûr, nous avions tous le cheveu trop long et quelques kilos de plus qu’au moment de nous isoler. Mais une fête, foutredieu !
J’ai préparé un gâteau sans oeuf – je n’en avais plus, évidemment – et ma plus belle lingerie. J’ai entraîné mon corps à la folie : un peu de riz aux épices (c’est tout ce qui me restait), de l’eau citronnée, un fond de vin à l’apéro, de la soie sur mes cuisses.
Le 9 juillet à 20h, j’ai ouvert la fenêtre du rez-de-chaussée, et attendu le passage de l’agent public, qui rendrait les clefs dans notre rue. Au loin, j’entendais déjà les cris de joie et les chants victorieux.
A 20h14, j’ai croisé le regard de l’agent.
A 20h15, j’ai tourné la clef, et ouvert la porte. J’ai tourné la tête. Pour la première fois, j’ai découvert le visage de mes voisins, que j’avais entendu jouir chaque mardi à travers les murs trop fins. Comme eux, j’ai sorti une chaise, un plat, une assiette, et rejoint les habitants du quartier au milieu de la rue, pour un repas de reste, sans doute le plus joyeux de ces dernières années. Certains riaient, d’autres criaient, de ces sourds rugissements libératoires. Le voisin guitariste a sorti son instrument, ému de retrouver un public. Les enfants couraient dans tous les sens. Le brasseur d’à côté a sorti un fût de bière, et quelques bouteilles de vin.
J’ai embrassé un inconnu, que je trouvais joli. J’ai goûté les tomates d’intérieur de Madame Michèle, et le whisky que son mari avait fabriqué dans leur cave. Un glacier ambulant vendait de la glace sans lait. Des jongleurs lançaient leurs balles plus haut que le plafond. Les chiens, contraints à la litière pendant l’isolement, pissaient sur les arbres.
Comme beaucoup, après quelques moments partagés, j’ai eu envie de marcher. Retrouver le vent d’été sur mon visage, les pavés sous mes pieds. Prendre dans mes bras les amis que je n’avais vu que sur écran ces deux dernières années. Partout la vie reprenait. Dans chaque rue, ça chantait, jouait, riait. Ici, un homme jouait de la contrebasse, là un comédien déclamait des vers, une jeune fille dansait. Je marchais, et je respirais et je souriais.
Je ne sais pas vraiment quand la folie nous a pris. Était-ce le trop plein d’émotions, l’alcool, la liberté ? Il y avait tous ces couples qui s’embrassaient sur la place du théâtre, et la foule autour qui manquait d’amour. Alors les couples ont ouvert les bras, et ont accueilli qui un homme, qui une femme, pour s’embrasser à trois. Il faisait beau, le soleil descendait à l’horizon. De trois, on est passé à quatre. Les hommes, les femmes, tout se mélangeait, entre rires et embrassades, entre caresse douce et bassins enflammés. Il y avait toute cette joie, et les robes légères, et les torses nus, puis les seins, et les bouches sur les seins, et ressers-moi de ce whisky, veux-tu ? Et les mains autour des reins, et les peaux qui se nu, qui se chaud, qui se libre, qui s’amour. Et les sexes qui se droit, qui s’humide, qui s’incendie. Et mon corps qui faim, qui creux, qui appétit. Je me souviens un peu. Le plaisir, l’alcool, la folie. J’ai chanté nue au milieu de la place, j’ai aimé deux hommes, et cette jolie-là.
Le matin est venu et le soleil d’été baigne cet immense charnier de plaisir. L’effet du whisky s’est dissipé. Je cherche ma robe, ce qu’il reste de ma lingerie, enfile mes chaussures. Au coin de la rue, un homme ouvre son café. J’entre. Il a le sourire plein de larmes, il me dit : “Vous êtes ma première”. Alors je m’assied. Je le regarde doucement. Il a un certain charme, et cet éclat dans le regard. Je voudrais un café. Noir, sans sucre s’il vous plaît. Plus tard, j’irai voir mon père. Mais maintenant, en ce 10 juillet, le serveur est sexy, et je ne suis pas rassasiée. Je voudrais juste savourer mon café et baiser.
La musique disait… “Que les filles soient nues, qu’elles se jettent sur moi.”