Depuis deux ans, pour arrondir mes fins de mois, je suis fécondeuse. C’est un nouveau métier. Financièrement, j’y trouve mon compte : chaque rapport est payé, et chaque transport fertile fait l’objet d’une belle prime.
J’ai commencé après la première vague de vaccination. A l’époque, j’étais prioritaire car je donnais régulièrement mes ovules pour la recherche, et j’ai donc eu le temps de recevoir ma deuxième injection. Tout le monde n’a pas eu cette chance. Quand la pénurie d’aiguilles a commencé, les entreprises de réemploi et stérilisation n’étaient toujours pas opérationnelles. On le savait, pourtant, que ça allait arriver. Quelques semaines après, c’était au tour des flacons de manquer. Et, sans surprise, tout le monde avait crié d’une même voix : “Reconstruisez les usines ! Relocalisez !”.
Evidemment, c’était trop tard. Il n’y avait plus assez d’énergie pour construire des usines : on venait d’éteindre les centrales. Il n’y avait quasi plus de sable pour fabriquer du verre, tout ce qui pouvait être prélevé l’avait été, même dans les rivières. Surtout la vague massive de suicide chez les jeunes avait endeuillé les familles, et créé une pénurie de main d’oeuvre inégalée.
Alors les réactifs sont restés dans les laboratoires de production, et près de 8 personnes sur 10 ont dû se passer de deuxième injection. Le confinement est devenu chronique, et le couvre-feu la norme.
Cette aberration logistique a profondément déprimé le pays : certes, comme nous étions confinés depuis cinq ans, il n’y avait quasi plus de malades. Mais le peu qu’il restait représentait un risque trop grand pour déconfiner. C’est à ce moment-là que les médecins ont craqué. Beaucoup sont partis vivre dans des pays plus chaleureux, où l’épidémie était maîtrisée, et où il était possible de faire autre chose que des soins palliatifs. Vu leur grande expérience de l’horreur, ils ont pu négocier des salaires confortables, autant que leurs avantages en nature.
Dans une grande absurdité, nous avons donc continué à vivre enfermés chez nous, faute d’aiguille, de flacons et de soignants.
Notre seul espoir était qu’une entreprise finalise enfin un contenant synthétique fiable, sans plastique -faute de pétrole-, et qui résisterait à la très basse température. Cela pourrait prendre encore beaucoup, beaucoup de temps.
Alors on s’est organisé. Il fallait bien. Au début, sans les théâtres ni les cinémas, le sexe est redevenu un loisir prioritaire pour les couples officiels. Évidemment, pour les célibataires, il y avait peu d’occasions : la vague des rencontres sous les ponts à la nuit noire, il y a deux ans, avait provoqué une recrudescence des maladies sexuellement transmissibles. Depuis, le plaisir était souvent solitaire.
La médecine préventive – la seule qui soit encore opérationnelle – a convaincu le Grand Pouvoir qu’il fallait agir, et vite. La télévision d’Etat a investi dans des superproductions érotiques, espérant garder les gens chez eux. Les ventes de jouets sexuels, partiellement remboursés par la mutuelle sur simple présentation de la carte d’identité, ont explosé. Aujourd’hui, on a toujours accès à sept chaînes de porn 24/7, certifié éthique et woman friendly, sans maltraitance, sans fessée et sans les dents. A cheval donné, ma foi…
Après cinq ans, rares sont les couples qui ont survécu. Les difficultés économiques ont compliqué les choses, les tensions domestiques aussi. Ceux qui vivent encore à deux sont contraints de cohabiter, plus ou moins pacifiquement, vu l’interdiction de déménagement. Après le premier baby-boom, le taux de natalité s’est effondré. Les couples épuisés ou en guerre ne faisaient plus l’amour, et les célibataires, privés de rencontres, gâchaient leurs maigres semences devant les séries télévisées.
Là encore, la solution est venue de la médecine préventive. Il fallait faire des bébés. Sans rencontre, sans aiguilles, sans éprouvette, et sans risque. Et le métier de fécondeuse est né, tout naturellement.
Nous sommes une vingtaine à pratiquer dans la région. Les conditions de recrutement sont strictes : femme, célibataire, ménopausée ou stérile, bisexuelle, dotée d’un périnée extrêmement musclé et, évidemment, vaccinée par double injection. Et bien sûr, nous renonçons à toute sexualité en dehors du travail.
Nous ne pouvons faire qu’une mission par semaine, pour des questions d’éthique et d’hygiène. C’est le Ministère de la Population qui nous donne nos affectations, le vendredi midi pour la semaine suivante. Le jour est fixé en fonction de la prise de température de la receveuse. Les “couples” sont composés de deux célibataires qui ne se connaissent pas. L’algorithme les apparie pour garantir la plus grande compatibilité, sur base des goûts des futures mères et de la viabilité des spermatozoïdes des pères, mise à mal par les hormones que la génération précédente a éparpillées dans la nature. C’est pour cela qu’on choisit le plus souvent des jeunes entre 20 et 30 ans. Ça a son charme.
Le processus complet de fécondation exige que je sois présente sur place 24h au moins. Heureusement, les hôtels de fertilité sont des plus accueillants. Le rituel de purification, depuis le hammam jusqu’à la manucure délicate, fait partie des avantages inestimables du métier. Propre, acidifiée – c’est une question de conservation – , je peux rejoindre mon bureau : le lit.
Je rencontre toujours le donneur, que je prélève à la faveur du matin. Si, par chance, sa fiche de présentation me plaît, je le convoque la veille au soir. Ca me laisse deux heures pour le mettre à l’aise avant la nuit : un repas léger, un massage relaxant, une brève conversation ont toutes les vertus pour ceux qui n’ont pas touché un humain depuis des années. Après une nuit de 8h – c’est la durée prescrite par le Grand Manuel de la Fécondation Humaine – ma mission consiste à recueillir la précieuse semence.
Bien sûr, nous convenons ensemble, dans le contrat préalable, du temps à consacrer à l’acte, des pratiques sexuelles à privilégier, et de la position éjaculatoire. Ce contrat, j’en ai besoin pour rédiger mon rapport post-coïtum, bien sûr, mais aussi pour me préparer psychologiquement.
Je pense qu’on peut désirer à peu près n’importe qui, c’est une question de conditions favorables. Parfois, c’est un truc dans le regard, parfois c’est une envie d’expérimenter, quelque chose entre la luxure et la curiosité. Et parfois, il faut faire des efforts, comme dans chaque métier.
J’ai fait quelques belles rencontres, parmi ces jeunes gens. Je dois dire que le jeune choriste que j’ai guidé cette nuit m’a émue aux larmes. Il était clairement inexpérimenté. Il n’a pas eu droit à ses huit heures de sommeil, mais moi, j’ai suffisamment d’échantillons pour féconder tout le quartier. J’espère pour lui, et pour moi surtout, que ça ne prendra pas au premier essai.
Je dois conserver la précieuse semence au chaud, en condition de viabilité, jusqu’à ce que la receveuse soit prête. Cela peut varier de quelques minutes à plusieurs heures. Lorsqu’elle arrive à l’hôtel de fertilité, la femme passe une série d’examens, des plus anodins aux plus intrusifs. Je les admire, sincèrement. Il faut beaucoup de dévouement pour se lancer dans cette aventure, et un peu de folie aussi.
La cliente d’aujourd’hui est un peu plus âgée que son donneur. C’est une question d’épanouissement : les femmes ont le choix de l’âge auquel elles veulent enfanter, et elles ont droit à 9 inséminations. A force, certaines deviennent des copines. Mais je sais qu’il ne faut pas trop s’attacher. Quand elles deviennent mères, leurs priorités changent, et c’est bien normal.
Chaque femme a droit en moyenne à 1.3 enfants, pour rester en deça de ce que notre système éco-énergétique peut assurer. Le nombre d’écoles est limité , le nombre de professeurs aussi. Et surtout, on n’a droit qu’à une vingtaine d’années de vie de famille. Il faut bien calculer son coup, car tu dois quitter la maison parentale à 55 ans. Si tes enfants n’ont pas 20 ans, et bien… C’est une autre femme qui poursuit leur éducation, et toi tu pars vivre en hôtel de fin de vie, où il n’y a que des chambres pour personnes seules. C’est comme ça.
L’hôtel de fin de vie, c’est l’ultime sécurité. Désinfection permanente, testing quotidien, visites et conversations à travers une vitre. Il y a même un local à coït. C’est joli, en général, mais peu confortable. La paroi en plexi trouée en guise de holy hole, seul contact avec la chair de ton partenaire, ça n’est pas bon pour le moral.
C’est pour cela que j’ai accepté le job. Pour le sexe. Moi je veux toucher la peau, je veux goûter le sperme, je veux lécher les culs. J’aime sentir le corps d’une femme qui jouit autour de mes doigts, voir le foutre couler de mon vagin vers le sien, son sourire quand l’espoir naît. Il faut voir leurs yeux quand j’incline le lit : il y a plus d’amour en cet instant qu’à n’importe quelle autre étape du processus.
J’ai un taux de réussite de 47%. Ca me vaut d’être très sollicitée. Parfois on m’offre des masques, ou des produits importés, en remerciement. Moi, ma récompense, c’est con, mais… C’est quand les mères décident de rencontrer leur donneur. Elles n’en ont le droit que si la fécondation a opéré, et qu’elles atteignent le 4e mois de grossesse. Il paraît que c’est le moment idéal pour que les parents puissent nouer une relation. Évidemment, les avantages sont nombreux : s’ils se regroupent en famille, ils ont droit à vivre dans une maison deux chambres, et à télétravailler selon les horaires scolaires : 15 jours de déconnexion tous les 4 mois. C’est appréciable. Les statistiques montrent que les couples formés après la fécondation sont plus solides que ceux qui s’étaient appariés avant la grande épidémie. Comme si le fait d’être habitué au confinement en solitaire rendait le confinement à deux infiniment plus supportable.
Quand j’ai quitté la chambre, la future mère souriait. C’est précieux, un sourire, tu sais, dans un monde où chacun est masqué. Elle était belle. Je l’ai photographiée, et j’ai rangé la photo dans mon album des moments parfaits.