F(r)iction S02-E08

J’aime ce moment de la journée: l’heure bleue. Le dernier instant avant la nuit. Les rues se vident, les fenêtres se couvrent de buées, rideaux fermés. On devine dans les maisons les devoirs des enfants, les casseroles qui tintent, le dernier café ou déjà, l’alcool qui brise le grand froid. Au loin, j’entend quelques notes de trompette et de piano.  Sur le pont de pierres, je ralentis le pas. J’aime le bruit sourd de la glace qui se fracasse contre les pilastres, et cette étrange couleur que reflète l’eau des villes, entre turquoise et céladon.  L’eau est particulièrement haute. Heureusement, les turbines évacuent le trop plein vers la centrale hydro-électrique. A défaut de chaleur, nous aurons de la lumière ce soir. 

Au coin de la rue, un attroupement s’est formé autour des ruines de l’église, ravagée par un incendie cette nuit. Les cendres sont encore chaudes. Le gaz a été coupé dans toutes les maisons, et il ne reste pas beaucoup de poêle à bois. Depuis, chacun glane un peu de tiédeur avant de rentrer chez soi. Chaque jour, depuis la coupure, je me réjouis d’avoir choisi la vie communautaire. Notre hyperlit et quelques vieux duvets  nous permettent de passer des nuits presque confortables, blottis les uns contre les autres, là où tant de solitaires ont perdu des orteils et des doigts, cédés au froid. 

Vivre à quatre, ça nous donne aussi le droit à une cuisine. Les solitaires et les couples n’ont plus accès aux maisons, cela représentait bien trop de consommation énergétique par personne. Il fallait faire des choix. Entre la lumière et la chaleur, entre l’électricité et le gaz. Mon quartier, la Cabessa, a gardé l’électricité.  De l’autre côté de la rivière, chez les prostituées et les libertins, ils ont gardé la chaleur. J’y passe chaque jeudi. C’est mon jour de sexe. Pendant quelques heures, j’échange la vue contre le toucher, et je savoure des plaisirs aveugles. Je vais toujours au même endroit : un salon de sexe moderne, extrêmement propre, aux murs peints de nus imaginaires, à la manière de. Ma chambre préférée est la Klimt, et ses corps lumineux. La nuit, le sexe se vit à la lumière de la lune. Lorsque le soleil du matin éclaire enfin ces fornications graphiques, les reflets dorés embellissent les corps et émerveillent les âmes. S’il faut se réjouir de chaque joie, les nuits de sexe restent une valeur sûre, dans ce nouveau monde.

Pour l’heure, comme chaque lundi, je rejoins le gymnase, pour ma séance de sauna obligatoire. Tous les habitants de la Cabessa y ont droit. Au départ déployé pour aider les plus fragiles à lutter contre le virus, ce programme préventif est vite devenu pour moi un luxe essentiel. Le confinement avait littéralement ruiné ma santé. Comme tout le monde, je me suis inscrite au “Work out for Workees”, le programme de remise en forme des travailleurs proposés à tous ceux qui bossaient à domicile. Mais cela n’était pas suffisant. La position assise permanente, la vie devant l’écran, l’absence de pause, de marche à pied, de sexe et de culture m’avaient fait grand tort. Au déconfinement, mon employeur avait été particulièrement généreux : il m’offrait de garder deux jours de télétravail par semaine, à condition de suivre un programme de remise en forme sociale, physique et alimentaire. Les avantages étaient nombreux:  un repas sain et délicieux par jour, livré à domicile, des sorties culturelles à choisir dans le théâtre de mon choix, et surtout, une séance de sauna/massage le lundi et une séance de sexe relaxant le jeudi. 

Évidemment, pour que cela fonctionne, toute l’équipe devait se faire vacciner : pas question de prendre le risque d’un quatrième confinement. On en a discuté autour de notre  124e apéritif virtuel, et, comment dire ? C’était une évidence. 

Le jour dit, nous nous sommes retrouvés, en chair et en os, pour la première fois depuis des mois. Un immense buffet nous attendait, un concert, des jeux de groupe, un salon de coiffure éphémère… La vie allait reprendre. Le médecin qui faisait les injections avait des yeux magnifiques, de ces regards où l’on se noie à corps défendant. Le tatoueur, chargé de marquer mon bras du signe du vaccin, accusait le coup de plusieurs mois de vaches maigres. Ce programme de vaccination festive était pour lui la garantie de sauver son commerce, fermé trop longtemps pour résister aux tempêtes. 

Depuis ce jour heureux, le tatoueur a ouvert sa boutique à côté du médecin vaccinateur, et sept tatouages se sont ajoutés sur mon bras, un tous les trois mois, souvenir de chaque injection. Ils m’aident à garder le souvenir du temps et me donnent accès au gymnase, au théâtre, au cinéma, et au sexe. Pour le sexe, le vaccin a légèrement changé la donne. Avant, je choisissais mes partenaires pour mille et une raisons  : leur façon de faire l’amour,  leur film préféré, leurs connaissances en vin, leurs collections bizarres. Aujourd’hui, je dois en plus m’assurer que nous avons reçu le même vaccin.

Au début du programme, c’était gênant : il fallait impérativement avoir une activité sociale avant le sexe, activité pendant laquelle chacun tentait de deviner si son partenaire potentiel était immunisé ou vacciné, et avec quel vaccin. On se guettait le poignet, on tournait autour du pot sans oser y plonger les doigts… Progressivement, les salons de sexe ont intégré l’info dans leurs menus. Aujourd’hui, c’est devenu une routine, presque un préliminaire. On réserve en ligne, si possible 24h à l’avance, selon son jour de sexe et son vaccin et deux critères au choix. Vu qu’il n’est pas obligatoire de parler, ce mode de fonctionnement me convient parfaitement. C’est vrai, la spontanéité n’est plus vraiment la même. Mais dégagée de toute contingence pratique et de toute obligation conjugale, la sexualité se révèle plus légère et parfois même exaltante. Le plaisir joue pleinement son rôle d’euphorisant, et la régularité de la dose a apaisé les esprits les plus grognons. Depuis que le programme de sexualité autogérée est accessible sur simple demande à son médecin vaccinateur, la grosse drague lourde a disparu, et franchement, tout le monde s’en porte mieux. Y’a pas à dire, ce programme multifactoriel de remise en forme est redoutablement efficace. 

Le ciel a viré bleu marine lorsque j’arrive au sauna. A l’accueil, je choisis mes options. Ce soir, je m’offre la totale : ambiance vieux jazz, massage intégral au beurre de karité, pénétration double autorisée, orgasmes violents, transgression niveau 3. Code de sécurité : coquelicot.