J’attends le train. Sur le quai, des hommes et les femmes attendent avec moi. Ils sont trop loin pour que je puisse voir leurs traits, et entendre leur souffle. Beaucoup se tiennent la tête basse, le casque de respiration pesant sur leur nuque. Il y a un peu de buée sur ma visière. Je me lézarde. Je ne suis pas si forte.
Comme eux, je fais le voyage de l’au revoir, je vais regarder ma mère mourir, comme je l’ai fait pour mon père il y a quelques années, et pour mon bébé il y a 25 ans. Bien sûr, j’ai eu d’autres enfants après, mais celui-là avait été conçu dans un lit plein d’amour, au temps où les amants pouvaient encore dormir dans le même lit. Je suis nostalgique, aujourd’hui. J’aimais, après le sexe, m’endormir sereinement auprès de mon compagnon de lit. S’abandonner au sommeil sans pudeur, c’est pour moi la plus grande intimité, bien plus que les ébats et les râles du sexe. Cela fait vingt ans au moins que l’on ne peut plus dormir ensemble, chacun sa cellule de repos, hygiéniste, prophylactique. Les matelas moulés font du bien, c’est vrai, mais se blottir contre le plus doux des latex tièdes, ça ne vaut pas la peau.
La gare est petite, elle date du début du siècle, de cette époque où tous les bâtiments étaient construits en noir et blanc, avec de grandes dalles de béton teinté dans la masse. Le béton a mal vieilli, et les fissures sont aujourd’hui colonisées par les plantes murales, odieusement luxurieuses. La fin du marché mondial, en 2027, et la stabilisation météorologique qui a suivi, ont favorisé l’éclosion des fruitiers sauvages, et des espèces méridionales. Ici, dans cette campagne un peu chic, on trouve des citronniers et des arbres à agrumes dans toutes les rues, en libre service. Les haies ont été remplacées par des plants de tomates et des buissons de thym, et notre alimentation a pris le pli : on prépare son repas en faisant le tour du quartier. Les voisins asymptomatiques qui ont travaillé au champs rapportent les surplus d’oeufs, de lait ou de fromage de la ferme, et remplissent les frigos communautaires, où chacun se sert à l’envi. Il faut dire qu’on ne mange plus beaucoup. Entre les compléments vitaminés pour renforcer l’immunité, les potions anti-toux et les stabilisateurs hormonaux, avoir faim est assez rare. Mais les jours de socialisation obligatoire, quand on doit fréquenter le parc de loisirs aseptisé, parfois l’envie revient.
Face au quai de gare, le talus est magnifique, rempli d’hibiscus aux couleurs chatoyantes, de fleurs perroquet et de soyeuses orchidées sauvages. Un instant, je pense traverser la voie pour en cueillir, les apporter à ma maman, comme quand j’étais môme et que je lui cueillais des pâquerettes. Les grandes cloisons électromagnétiques entre le quai et le rail m’en dissuadent très vite. Ces installations invisibles envoient une petite décharge électrique dès qu’on s’en approche. La sensation s’apparente pour moi à ce qu’on doit ressentir en mettant la main trop vivement sur un cactus. Les cloisons ont été installées pour contrer la vague de suicides qui a touché les jeunes nés dans les années 2020. Le programme scolaire de limitation des risques a fait vraiment beaucoup de dégâts.
Pourtant, on le savait déjà, que les enfants avaient besoin de contacts pour se développer harmonieusement. Les pauvres ont vraiment payé le prix fort. Le système prévoit que les enfants passent 21 jours à l’école, nuit et jour, comme un internat obligatoire, où ils fréquentent le même groupe de 12 élèves sans protection particulière. Bien sûr, ils se lavent les mains, prennent trois douches de désinfection par jour, stérilisent leurs combinaison au four et portent masque et gants, mais à part cela, ils mènent une vie normale, chacun dans sa cellule 12 heures sur 24, et en salle d’écran 8h pour les cours numériques. Le reste du temps, ils ont le droit de prendre des repas ensemble, de faire leur G.R.O. quotidienne, la Gymnastique Respiratoire Obligatoire, et même de se parler. Après 21 jours, ils rentrent dans les pouponnières pour une semaine de vacances, où ils peuvent voir chaque parent 1h par jour. Souvent les mères viennent le matin, après avoir tiré leur lait au centre de don immunitaire. Les pères passent en fin de journée, chacun à son heure, en évitant soigneusement de croiser qui que ce soit. Le reste du temps, les enfants s’occupent comme ils veulent, souvent en faisant des vidéos enfermés dans leur cellule, là où le casque de respiration n’est pas obligatoire, vidéos qu’ils s’échangent via le réseau numérique. Certains ont accès aux livres digitaux, mais uniquement si leur système immunitaire est performant.
Ce système est rude, et beaucoup d’enfants sont morts, entre 2030 et 2040. Les suicides en gare ont explosé, nombre de jeunes préférant se jeter sous le train au moment de retourner à la pouponnière. Un groupe de résistance plaide pour une révision des protocoles mais les autorités refusent tout changement, depuis qu’on a découvert, au début des années ‘30, que le virus s’autoreproduisait éternellement sur le papier. Ainsi, chaque porteur de la Maladie qui touchait une lettre, un journal, un livre, multipliait par 1000 la concentration en virus locale. Chaque parent qui lisait une histoire à son enfant le contaminait irrémédiablement, à un taux viral qui induisait une mort dans les 5 jours.
Alors on a interdit les livres. D’abord, on a interdit de les ouvrir. Mais vu que la contamination se perpétrait toujours à l’école et dans les bibliothèques, les autorités ont décidé de sacrifier la culture. Les bibliothèques ont fermé, les librairies aussi, et la presse quotidienne a été mise à l’arrêt. On a brûlé des livres tout l’hiver. Ensuite, on a arrêté totalement la production de papier. Les cahiers ? Interdits. Les essuies-tout, le papier-toilette ? Remplacé par du textile autonettoyant. L’argent ? Disparu. Numérisé. Oublié. Chacun a désormais sa carte à puce, pour payer ses transports, son oxygène, ses loisirs, et son monodrop, ce dispositif qu’on greffe aux enfants dès 10 ans, et qui permet de faire son test viral quotidien, en une petite pression du poignet. Cela extrait suffisamment de matériel humain pour détecter la présence de la Maladie.
Si vous êtes malade, c’est direction le coronarium. Vous êtes placé en isolement complet, et connecté aux machines : sonde nasale pour l’oxygène, sonde gastrique pour les nutriments, sonde urinaire, perfusion de plasma, de somnifère et de vitamine C… Les lits articulés font bouger les malades pendant 10 minutes par heure pour éviter la fonte musculaire. Au bout de 5 jours, on vous réveille, on prélève votre plasma pour soigner les suivants, et vous rentrez chez vous. Si vous survivez, tant mieux. Sinon, on vous brûle au centre de recyclage dès l’apparition des vers virophages.
Si vous êtes positif asymptomatique, c’est la chance de votre vie ! Vous partez travailler dans les fermes. A vous le grand air, la récolte des céréales, et l’élevage d’insectes. Bon, c’est quand même un peu risqué, c’est vrai : le retour des ours depuis la Grande Dépopulation, la culture des bourdons cérébrophages, la réapparition des insectes mutants, ce sont des dangers de chaque instant. Mais vous voyez des humains, vous pouvez même vous serrer la main le matin, et vous profitez du soleil. Franchement, certains payeraient pour être asymptomatiques. Il paraît d’ailleurs que le trafic de résultat est un marché florissant, et les brigades de contrôle tentent en vain d’identifier les filières. Mais comme personne ne peut ouvrir la bouche en public sous peine d’amende, et que le réseau numérique ne permet pas de partager de vidéo sans être identifié dans le système, les trafiquants se murent dans un silence impénétrable, et prise à son propre piège, la répression se casse les dents.
Si vous êtes négatif, c’est un peu triste, mais on survit. Vous pouvez mener vos activités quotidiennes, aller au centre de loisir entre 11 et 13h, et même au centre de socialisation entre 18 et 20h. Le port du casque de respiration est obligatoire, le lavage des mains et la désinfection aussi, mais vous pouvez vous rendre dans votre cellule personnelle de travail et fournir votre contribution au monde, soit en pédalant pour la centrale électrique, soit en donnant des conférences numériques pour distraire ceux qui pédalent, soit en allant au centre de recyclage, où on recycle les biens d’autrefois et les cadavres en carburant de chauffage. C’est vrai que les nuits d’hiver, seule dans ma cellule, j’apprécie grandement que mon matelas soit chauffant. J’ai un matelas premium, celui avec moulage de corps où se blottir, et même l’option sexe érectile, où s’empaler quand le ventre réclame un peu d’oubli, et que je n’ai pas envie de passer à la désinfection. Au centre de socialisation, on peut pratiquer le safe sexe, grâce aux cloisons en plexiglass thermoréactile. C’est une sorte de film plastique doux, lubrifié ou non, qui s’adapte totalement au corps, en fonction de la chaleur qu’il dégage. Ainsi, après la désinfection, on peut avoir un rapport sexuel avec un humain, chacun de part et d’autre de la cloison. Ça a des avantages : un sexe d’homme moyen, avec une épaisseur de thermoréactile, se fait plus large, plus raide, plus doux… Et il n’y a aucun mélange de fluide à redouter. Par contre, les baisers ne sont toujours pas au point. L’imprégnation de saveurs humaines dans le plexi n’est pas performante, et, en toute sincérité, les ingénieurs ont encore du pain sur la planche avant qu’on puisse jouir dans le plastique. Du coup, mon matelas premium, même s’il m’a coûté très cher en conférences érotiques, est largement amorti.
Ma mère a toujours désapprouvé cette spécialité professionnelle. Elle a pourtant eu la chance de faire des enfants dans un lit, et de goûter à toutes les saveurs humaines. J’aurais pensé qu’elle comprendrait combien c’est nécessaire de partager les mots, à défaut de partager les peaux, de donner un peu de plaisir à chacun, juste pour ne pas sombrer dans la plus noire folie. Mais depuis la Grande Dépopulation, quand ils ont décidé de laisser mourir tous les malades sans les soigner, en espérant tuer aussi le virus, elle a perdu la joie. Presque tous les gens qu’elle connaissait, plus âgés, plus fragiles, avaient attrapé la Maladie. Presque tous sont morts. Elle a donc passé ces dix dernières années au Mouroir, là où on accueille les adultes de l’ancien monde et où ils peuvent vivre en dehors des Nouvelles Règles. La seule condition est de renoncer à toute visite : ils doivent se contenter de leurs compagnons de chambrée, choisis sur base d’affinités possibles, depuis le tricot jusqu’à la religion. Ils vivent là en chambres de deux ou quatre, et peuvent tout faire ensemble : cuisiner, baiser, dormir. Quand ils estiment être prêts à mourir, ils sont tous placés en cellule de fin de vie, pour recevoir l’ultime visite de leur enfant préféré, s’il a survécu. C’est le tour de ma mère et de sa chambrée, les Ultimes soixante-Huitards, comme ils s’appellent. Ils mourront tous les quatre ce soir, chacun seul dans sa cellule, après 17 ans de vie commune.
Au loin, le train siffle. Le champs magnétique s’active, dans un flash. Il y a de la buée dans mon casque.