Je regarde le plafond.
Il fallait bien que ça arrive.
Je suis ce qu’ils appellent une personne à risque. Je suis malade, depuis toujours, une défaillance génétique aux conséquences lourdes. Je fais pas ma Cosette, tu sais, c’est comme ça. Je vis, ma famille vit, avec une saloperie qui nous paralyse de douleur. Jeune, je courais, je boxais, je dansais, avec les hanches aussi indécentes qu’une danseuse voilée. Aujourd’hui, c’est à peine si je peux encore marcher. Quand vient la nuit, j’ai plus souvent qu’à mon tour les yeux grand ouverts, rivés au plafond, attendant que les drogues agissent, que la peine s’assourdisse, que le sommeil gagne le combat.
Aujourd’hui, je regarde le plafond, encore.
J’ai décidé depuis longtemps qu’à ma mort, il faudrait m’incinérer. Pas question de servir de nourriture aux insectes. J’ai aussi refusé depuis longtemps l’acharnement thérapeutique et le maintien en vie à tout prix. C’est mon choix, selon ma vie, mes convictions, ma douleur. J’ai eu une vie magnifique, tu sais. J’ai aimé, à en perdre la raison parfois, et j’aime encore avec le même abandon. J’ai donné la vie de bien des façons, et mes enfants sont de magnifiques humains, chacun à sa manière. J’ai voyagé, j’ai écrit, j’ai réalisé des rêves, les miens et, parfois, j’espère, ceux de quelques autres. J’ai ces dernières années eu un job où je pense avoir été utile, et parfois même brillante. Cette vie, j’aurais pu la rêver, mais je l’ai vécue. Dans la douleur et dans la joie. On m’appelle Danse-avec-la-mort : j’ai risqué, frôlé, provoqué la fin, parfois. Aujourd’hui, je vis avec cette conscience qui pique et qui apaise, que tout peut s’arrêter en un instant, et sans regret. Et c’est terriblement apaisant.
J’ai tenu le choc longtemps. J’ai été prudente, j’ai évité la foule et scrupuleusement respecté les interdits, lavé les mains jusqu’à ce que la peau rougisse, porté le masque sans y toucher, j’en ai même fabriqué quelques dizaines pour mes proches, puis les proches de mes proches. J’ai continué à travailler tout du long, au siège de ma boîte, accueillie chaque matin par mon ange gardien, la gentille dame qui passe du désinfectant partout avant que j’arrive, et après que je sois partie. Une perle d’humanité, qui fait un métier ingrat, à des heures indues, pour que moi, comme d’autres, puissions faire le nôtre. Je lui ai dit merci, souvent. Peut-être pas encore assez. Mes journées sont longues, denses, rudes. Les mesures sont violentes pour qui chérit la liberté. Quand ils ont décidé de mettre à l’abri les derniers téméraires, ceux qui avaient le luxe de travailler assez loin des premières lignes, juste derrière les guerrières, je suis rentrée chez moi. J’ai installé mes machines au milieu du salon, et j’ai continué, interrompant mon travail de trop brèves pauses, partant sur le terrain quand c’était nécessaire, parfois plusieurs fois sur la semaine.
Dans l’adrénaline, on oublie la faiblesse. Le coup de sang, le stress, l’urgence donnent des ailes parfois. Cela m’a portée ces derniers mois, comme beaucoup, je crois. Quand tu cours, tu ne penses pas à la mort.
Et puis les choses se sont apaisées, les magasins ont rouvert leurs portes, et les voitures ont retrouvé la route. Les enfants sont retournés à l’école. On a fait attention, au début. 1,5m, masque, gel, tousse dans ta manche. On a retrouvé les collègues, les sympas et les autres, on a repris les réunions interminables, les dossiers ficelés dans l’urgence pour rattraper le retard, les heures supp’ à terrasser des géants, la vie quoi.
Et c’est là, dans ce temps presque ordinaire, que ça s’est passé. D’abord la fièvre, anodine pour moi qui ne régule pas ma température correctement. Puis la migraine, et le souffle court. Tous symptômes habituels, certes, mais à un moment donné, tu sais. J’ai su. J’ai éteint les machines, mis en ordre deux trois choses qui ne pourraient plus attendre. Et je suis venue ici. Je savais que ma condition médicale ne plaiderait pas pour moi, et qu’on me garderait. Mais tous ces choix qu’on fait la tête froide,… bon sang.
Le deuxième jour, j’ai appelé l’infirmière. Elle est douce, visiblement épuisée, à peine plus âgée que moi. Elle connaissait ma maladie, chose assez rare que pour me la rendre immédiatement digne de confiance. Je lui ai souri, et je lui ai dit. Ne branchez pas les machines, ne m’infligez pas cette douleur-là en plus du reste. Aidez-moi plutôt à mourir sereinement. J’ai pleuré, elle a pleuré. Elle m’a apporté un café. Noir, sans sucre. J’ai dit merci. Elle est partie, discrètement, noter les instructions et appeler le médecin, pour confirmer mon choix. Il y avait un silence étrange. J’ai entendu un rire, au loin. Dans ma tête, cette vieille chanson de Simon & Garfunkel, qui efface mes pensées. Désormais j’attends, en regardant le plafond.