F(r)iction S01-E06

Nous y sommes. Une fois dormir. C’est le soleil et la terreur, et personne ne sait qui gagnera. Mes heures sont baignées d’une intense mélancolie d’un paradis perdu, silencieuse vie, anthrophobie socialement acceptée. 

Quand tous les mots ont été dits, écrits, murmurés, j’ai éteint les machines, et j’ai enlevé l’armure, la couche de coton puis la couche de soie. J’étais nue, pour la dernière fois. Ma peau brillait dans la nuit, comme quand la lune avait été nettoyée des déchets en orbite. Sur mes côtes, la petite cicatrice est toujours visible. Comme tous les citoyens enregistrés, on m’a placé une puce thermosensible sous le poumon droit, pour détecter rapidement mes variations de température. Je compte la cacher derrière une pivoine géante, dès que le géant qui me dessine pourrait m’accueillir.  

Il me reste juste assez d’eau pour remplir ma bassine et y diluer le désinfectant, pour qu’il n’attaque pas plus ma peau translucide. Se glisser dans l’eau chaude est sans doute ce que je vis de plus doux depuis des mois. Si le confinement obligatoire avait offert aux couples traditionnels un tête-à-tête exclusif, avec ses joies et ses meurtres, il avait aussi plongé les couples d’amants libres dans une disette affective que la sexualité virtuelle peinait à apaiser. J’avais pu vérifier par moi-même l’adage :  il n’est plus guerrier que les êtres privés de sexe. Ces dernières semaines, j’avais mené des combats dont je ne me savais pas capable. J’avais assuré des veilles de 20h sans faiblir, j’avais éteint des incendies, conquis des montagnes et domptés les hyènes qui autrefois me terrifiaient. J’en garde quelques balafres, que mes amants ne verront jamais. 

Aujourd’hui, c’était le jour des adieux. Chacun pouvait embrasser, pour la dernière fois, ses 4 proches les plus aimés. Dans une horrible bienséance, la plupart ont serré dans leurs bras parents et enfants, mari, femme, compagnons du quotidien. Mes pensées étaient ailleurs, à ceux qui sont loin, l’amoureux en exil, l’amie en voyage, la soeur d’âme, les amants littéraires, les amis lumineux. 

Je n’ai vu personne. Je préfère le souvenir sublime, à l’adieu en toute retenue. Je me suis souvenue des aïeuls fantaisistes, de l’homme émouvant, des dragons et des justes, j’ai écrit à mes adorées les mots qui portent, les lâchers de papillons et les joies du ventre. 

L’eau chaude m’apaise enfin. La musique résonne dans la pièce. De la pointe du pied, je fais des clapotis au rythme du piano. L’émotion est la même que dans cette église new-yorkaise, où j’avais écouté le gospel, quelques jours après les attentats. Les larmes coulent sur mes joues, mon cou, entre mes seins, jusqu’à la surface de l’eau, sans bruit. 

Ainsi, pour sauver l’humain, il nous faut renoncer à mélanger nos peaux, à lécher nos sexes avides, à mordre la chair des fesses, à pincer les seins doux. 

Ainsi, il nous faut désormais oublier les convulsions, les frissons des reins électriques, la peau rougie par la main qui claque. 

Ainsi, pour que tous nous savourions le soleil, le sexe est désormais illégal. 

Je n’aime pas le soleil. Je préfère le sexe. 

Dans quelques heures, on sonnera la fin du confinement. 

De gré ou de force, nous quitterons les murs de nos cellules de vie pour goûter l’air “libre”. 

De gré ou de force, nous cacherons nos visages, nos mains, nos bras, nos jambes, et le cou délicat, derrière du papier ou du tissu, ironique voile sanitaire. Car si nous ne le faisons pas, il y aura des morts, encore. 

Quand le soleil s’est levé, nous étions pour la plupart prêts depuis longtemps, à reprendre le combat quotidien, sans pause ni sourire. La route, le chemin, le trottoir nous attendaient. Cette joie triste, de revoir les visages familiers, de réinvestir des lieux longtemps abandonnés, dans une odeur de poussière parfumée de désinfectant. Et le poids de la culpabilité : qui tuera qui ? 

Autour de moi, des femmes, surtout. Des grandes et belles, des petites choses fragiles, des mères, des beautés d’autrefois, des cadavres en devenir. Nous sommes toutes là, debout, fortes, tandis que le ciel est encore un peu rose. Nous mesurons notre chance : nous n’avons pas connu de deuil proche, nos pères et nos mères sont là, à l’abri encore un peu. Notre clan n’a goûté qu’une accalmie très relative, quand le virus a commencé à faiblir. 

Aujourd’hui, il faut tout reconstruire. Dans quelques jours, j’irai faire réparer ma jambe de cyborg, et mon poignet, blessés au combat. Ma fidèle compagne à quatre pattes aura besoin d’un nouvel oeil. Espérons que la banque d’organe aura ce qu’il nous faut rapidement. 

Le jour, je porterai le masque, obligatoire sous le regard de tous. Dessous, ma bouche cherchera l’air, mon coeur explosera de joie à retrouver mes soeurs d’armes, de mots tendres pour ne pas oublier. Chaque soir, chacun rentrera chez soi. Et même là, il faudra se méfier les uns des autres, et ne pas exposer la peau. Nus, nous ne le serons plus jamais. 

Un jour, loin sans doute, le plus tard possible, dans quelques mois ou quelques années, et malgré toute ma loyauté à la cause, un jour il y aura un regard pour faire vaciller ma force, une main trop proche, ou un vieux réflexe pour me chavirer le ventre. Il y aura un silence un peu trop long et une main pour ajuster les cheveux rebelles qui voilent mes yeux. Il y aura une porte cochère, un appentis, une chambre d’hôtel vierge de caméra. Il y aura le masque qui tombe, et les gants, la peau chaude sous le coton, les chaussures qui volent, les vêtements trop lourds sur le sol, et le sein dans sa main, et sa bouche dans mon cou. Il y aura le sexe droit, urgent, brut de toutes manières, coït illégal, baise criminelle. Un jour. 

 


La musique qui accompagne

10 mai 2020 : en Belgique, l’activité économique, les commerces et les services reprennent demain, après deux mois de confinement et de télétravail obligatoire. Les cafés, les restaurants, tout ce qui fait la richesse du ventre, est fermé. Ce qui nourrit l’âme aussi ; adieu théâtre, cinéma, cabaret, concert, conférences. Les artistes sont à l’agonie. Seuls certains enfants retournent à l’école, et les autres … On ne sait pas qui s’en occupera. Le virus est toujours là, et tous savent qu’il n’attend qu’une faiblesse pour attaquer de plus belle, tandis que les soignants sont épuisés.  On compte à ce jour 8656 décès.