Nous avons fait du mieux que nous pouvons. Mal, sans doute. Et puis un peu mieux. La première année fut terrible, il y eut des morts, un million à travers le monde. Les années suivantes, on a divisé de moitié, grâce aux masques, et au gel hydroalcoolique. Aujourd’hui, la moitié de la population est immunisée. On sait quand l’épidémie revient, à l’automne, et on y est préparé. C’est vrai, les choses ont changé, et nous sommes plus sereins face à la mort.
Les travailleurs ont repris le chemin du travail, et les écoliers celui de l’école. Pas tous les jours, et pas tous en même temps. Mais tout de même, on a réussi cela.
Les rues désertes sont sûres aujourd’hui. Les agents de contrôle, placés tous les 50 mètres dans les artères principales de la ville, sont bienveillants. Si tu as ton badge, ton masque et tes papiers, ils te laissent sortir et rentrer chez toi sans trop de complications.
Joe, l’agent de mon quartier, est justement là, à 15 mètres, l’uniforme bleu et le col repassé. Il me salue d’un pacifique “Prenez soin de vous”. Auquel je réponds, comme le veut l’usage “Et prenez soin des autres”.
Le masque sur le nez, je prends le chemin du ghetto des positifs. Je ne m’habitue pas à cette ségrégation, mais il paraît que c’est le seul moyen de ralentir la mortalité. Ma ville a deux ghettos : celui des positifs, où sont quelques uns de mes amis les plus chers ; et le ghetto des anciens, où l’on doit aller vivre passé 55 ans. La moyenne d’âge est de 62 ans. Vivent là les nouveaux vieux, ceux qui ont survécu aux premières années. C’et vrai que la 2e épidémie a emporté toutes les personnes de plus de 70 ans, dont mes parents. C’était un choix stratégique du Gouvernement, qui s’est excusé, a appelé à la responsabilité et au grand pardon, mais bordel, quelle violence. Les visites au Ghetto Pos sont autorisées en été seulement, et derrière les vitres. Un immense bar a été créé, où les familles peuvent se retrouver sans partager le même air. On prend l’apéro comme au parloir d’une prison… Chaque gin tonic partagé au ghetto me laisse le coeur dévasté.
En dehors du café vitré, tout contact avec un malade est strictement réglementé, par tranche d’âge, selon la première lettre de votre nom. Le but est clair : exposer la population au virus, par tranche de 500 personnes par semaine. Ainsi, les services d’urgences peuvent gérer les complications à un rythme soutenable. On a donc droit à une semaine de contact, puis deux semaines de télétravail et de confinement “volontaire”. Celui qui enfreint ces dispositions particulières est immédiatement enfermé au ghetto et n’a droit à aucun soin.
C’est la même chose pour les enfants. Seuls les moins de douze ans reçoivent le vaccin obligatoire. Ensuite, ils doivent rester un mois à l’isolement. Le vaccin ne leur fait aucun tort, mais l’isolement entraîne de graves séquelles. C’est le prix à payer pour que les écoles restent ouvertes.
On a supprimé les voitures. Une par rue, pour les travailleurs et les soignants, c’est le deal. Le reste se fait par navette à la demande. Pour les courses, on commande par rue, et on est livré 48h après, tous les jours de la semaine.
La vie est tellement plus simple, depuis le déconfinement. Comme si d’avoir eu si peur pour nos libertés nous avait rendus plus réfléchis, plus responsables. Et plus libres aussi, en quelque sorte. Mais, il faut le reconnaître : partout les gens s’emmerdent.
Il est convenu que chacun doit travailler environ deux heures par jour, soit 10h par semaine. Mais chacun a le choix : tu veux travailler plus ? Libre à toi. Mais tu dois renoncer à autre chose. La plupart des bosseurs ont renoncé au sexe, qui doit se pratiquer obligatoirement habillés.
Moi j’ai pris la ligne parallèle, les émois en cachette, les sous-bois. J’ai découvert le refuge il y a deux ans déjà.
Je marchais dans la nuit, en revenant de la salle de boxe, comme souvent les cuivres et les basses dans les oreilles. J’ai marché longtemps, jusqu’à la forêt, tout en haut de la colline. D’autres étaient là, tout comme moi, le casque sur la tête. Au milieu d’une demi-foule silencieuse, j’ai dansé follement. J’y reviens chaque fois que la folie me guette. Ici, la plupart oublient dans l’alcool que la liberté n’est plus la même. La nostalgie de nos ivresses de peaux me ronge chaque nuit.
Ce havre d’humanité bestiale, c’est un peu des enfers sur terre, le réconfort des feux de bois, les offrandes qu’on ne trouve plus en magasin : les fromages puants au lait cru, les légumes cultivés au sol, les alcool maison parfumés de sureau ou de cassis… Ici, la marmite est toujours sur le feu, et le pain goûtait le levain. Ici, on peut pour quelques heures, tomber les masques, enlever les gants et sentir l’air frais sur la peau, on peut même, à la nuit tombée, se toucher.
Depuis que le sexe hygiénique a été instauré dans la ville, mes histoires, où les gens se mettent nus pour baiser, où les corps ont des odeurs métalliques et des fantasmes à explorer, mes histoires sont d’un monde qui n’est plus. Sauf dans cette clairière, entre la voie rapide et la forêt.
Dans les bois, les containers aménagés accueillent les couples d’un soir, les amants cachés et les nostalgiques de la liberté. On s’y embrasse à pleine bouche, tu sais ? Le goût d’un baiser, le souffle court, le frisson qui démarre dans la nuque et traverse ton crâne, plaisir. Et même, on s’y caresse, la peau, les seins, les reins, le cou, la joue, la lisière sensible du jeans boutonné encore, l’intérieur du poignet. Et même, on y baise, oh oui, les corps blottis et les âmes fougueuses, les bruits de bouches gourmandes et de sexes visités, les peaux qui claquent à chaque coup de rein, cuisses contre fesses, et les danses chaloupées, les doigts qui se serrent et les mots chuchotés, les bras qui s’étreignent, et les longs soupirs, les râles aux doigts qui enserrent, les cris aux lèvres humides, et parfois, un mur tremble d’une jouissance comme la tornade, dernière salve de reins affamés, symphonie des corps abandonnés.
A l’aube, je fais le chemin inverse, dans la colère ou le chagrin. Je hurle en silence, comme d’autres cognent dans le sac, les poings serrés, la colère rare mais dévastatrice. Qu’avons-nous fait ? Le jour, nous sommes propres et civilisés, nous respectons les règles, nous portons les masques et uniformes que nous fournit l’état. Mais nous réfreinons nos envies, les pulsions d’absolu, les appels du ventre et le besoin, foutredieu, de jouir sous les étoiles. Nous avons survécu, nous avons “pris des mesures”. Ah oui, nous sommes vivants, la belle affaire. Nous avons oublié le plaisir.
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