À 20h, ils sont à la fenêtre. Au début, c’était pour applaudir.
Puis ils ont voulu montrer qu’ils n’avaient pas peur de la mort, et les couples ont commencé à s’embrasser aux fenêtres. C’était discret. Un baiser volé, sans se faire voir par les drones. Ensuite, pudiquement, à 20h15, les rideaux se fermaient et la lumière s’éteignait.
Après quelques semaines, on a remarqué que ceux qui fermaient leurs rideaux ne tombaient pas malades. Les scientifiques ont commencé à s’intéresser à ces habitants qui résistaient étonnamment bien au virus. Était-ce grâce à leur groupe sanguin, comme on l’avait cru un instant ? Était-ce l’exercice, et ses vertus prophylactiques ? Était-ce le parfait équilibre des sécrétions, soumises au régime strict depuis la grande faim, légumes, viande crue et raisin fermenté, cet ersatz de bourgogne sans la saveur des pieds ?
Étonnamment, les chercheurs ont mis un certains temps à comprendre l’évidence… Les rideaux n’y étaient pour rien. Ils ont testé toutes les activités : scrabble, netflix & chill, apéro vidéo… Ils ont fini par trouver. Évidemment, le sexe. Évidemment.
Curieux, titillés même, Ils ont voulu comprendre, étudier, reproduire. Il fallait mener pas mal d’expériences, recruter des volontaires. Je n’avais rien à perdre, cette longue période d’isolement m’avait laissé une furieuse envie de sexes : je voulais en être, j’en serais à tout prix. Je me suis portée volontaire.
Le programme était assez agréable : il nous fallait baiser à heures fixes. Au début, très simplement à deux. Puis ils ont voulu vérifier si l’immunité voyageait. Chacun a eu droit à une partie de Unosex par jour : selon la carte tirée au sort, tu couchais avec ton voisin de gauche, de droite ou avec le partenaire de ton choix. Évidemment, si ton voisin te balançait une +8, c’était sexe pour tous.
Et c’est là qu’ils ont compris : la jouissance libère aussi des hormones immunisantes, et particulièrement celle qui contrevient aux règles et usages sociaux. Au plus on brave les interdits, au plus le plaisir est grand, au plus on est résistant. Certes, le virus est toujours là, mais l’extase est telle que plus personne ne s’en tracasse, en tout cas pour quelques heures… À ce moment-là, la vie a vraiment changé pour ceux qui vivaient seuls sans être immunisés. Il leur fallait baiser, bien, et souvent.
Les chercheurs avaient vu que sexe était bon, et ils séparèrent les couples mariés et les autres. Les couples mariés furent installés dans des petites maisons de banlieue, avec des jardins pour les enfants, des chiens et des piscines.
Les non-mariés furent logés dans des immeubles aux façades de verre. Chaque matin, les solos se rendaient au grand marché du sexe. D’un côté, les immunisés, en habit civil et masque de tissu. De l’autre, les virgin, ceux qui n’avaient pas encore de défenses face au virus, avec leurs masques et leurs étranges salopettes en papier. Pendant la grande crise, les fabricants ne savaient pas fabriquer de fermeture glissière. Et comme on avait à l’époque acheté des stocks pour trois vies, il fallait bien les écouler. Chacun des virgin avait donc une ouverture béante au niveau du sexe.
Peu importe qu’ils soient beaux ou laids, qu’ils soient barbus ou glabre, les yeux, le sourire ou la douceur des cheveux. Le choix se fait autrement, désormais. On ne fait même plus semblant d’accorder de l’importance à la beauté intérieure, tu parles d’un concept, ni même aux corps parfaits, de toutes façons, la salopette rend tout le monde informe. Aujourd’hui, si tu as un statut d’immunisé, tu peux baiser, facile.
Pour les mâles, le choix se fait sur la taille du sexe. A chaque pratique ses usages. Comme la mode est à la levrette, les hommes au sexe long et large ont la cote. Mais ne crois pas que c’est gagné : comme les corps des femmes autrefois, les sexes des hommes ont leurs modes, et leurs cycles. Dès que les gens retourneront baiser dans leur lit, les petites bites retrouveront leur nid.
Le soir venu, l’humain virgin accueille chez lui un ou plusieurs immunisés, peu importe le genre, peu importe le goût.
Au signal, la sirène de 20h, chacun se met à la fenêtre, et commence par applaudir, en signe de remerciement pour le spectacle qui va lui être offert. Ensuite, dans un grand clic clic, on ouvre son flacon de gel hydroalcoolique, et on se frictionne les mains.
Cela agit un peu comme un réflexe pavlovien : très vite, les sexes des hommes se dressent, les cuisses de ceux et celles qui les reçoivent s’humidifient, à doigt, à bouche.
Chaque soir, à 20h05, tous ces corps désinfectés, prêts à l’effort, se font face, chaque équipe dans son studio, son étage, son building.
Dans le grand silence de la rue, ils se frottent, ils se lèchent. Ils se massent, ils se claquent. Ils s’enduisent, se mélangent. Les bécots se transforment en d’interminables embrassades, à se dévorer la bouche, à se lécher les dents, à toucher du bout de la langue la douceur de la joue, chercher l’absolu, à bout de souffle, et les reins qui se creusent, et contre mes os ton sexe qui se dresse, et les cuisses larges autour de ton bassin, assis dans le divan, face à la fenêtre, la culotte humide. Pourquoi se cacher, puisque chacun fait pareil ? Il n’y a plus de pudeur à baiser, au contraire. La levrette face au voisin, dans la cuisine, fenêtre fermée, est devenue un acte politique : certes, nous avons restreint nos pas, volontairement, quand la maladie était là, mais nous sommes debout, nous sommes vivants et nous baisons, nous exultons, nous nous immunisons.
Chaque matin, les virgin repartent au marché, chercher un autre sexe pour se protéger.