L’incroyable silence. Le néon clignote dans la nuit. Dessous, la porte de bois qui mène au repaire. En ces temps de réclusion aseptisée, goûter le plaisir est un luxe suprême. Et moi, j’aime ça, le luxe. Autrefois, j’aimais les lits d’hôtel à l’américaine, 180 centimètres, 12 sexes d’homme, 9 godemichets. J’aimais les déjeuners opulents, les vins généreux, les boiseries sombres et les fleurs fraîches. Surtout les violettes, les fleurs des amants cachés, de la discrétion et de la timidité.
Timide je ne suis pas. La robe noire au ras de mes fesses le confirme pour moi. Bien sûr, il a fallu venir jusqu’ici, et cacher le feu sous la glace, les cuisses de soie sous l’imperméable blanc anonyme, les chaussures de combat, les poings serrés, la capuche qui protège des importuns. C’est devenu une habitude. Chaque promenade se fait la nuit, quand les rues sont presque désertes, quand les enfants dorment, ou essaient, quand les télévisions gardent les humains sages dans leurs canapés. A cette heure-là, je pars. Et je rejoins le salon sanitaire. Il fallait bien trouver une solution. On ne peut pas indéfiniment empêcher les corps d’exulter.
Il fallait être créatif, vite, fort. Il n’y avait plus de plexiglas depuis longtemps, on en avait mis partout où l’on pouvait se trouver à deux : pharmacie, boulangerie, bar tabac. Quand le plexiglas a commencé à manquer, on a recyclé les bouteilles de fontaine à eau, ces bidons immenses, pour en faire des masques de protection pour les soignants qui pouvaient encore travailler. La maladie était partout. Ils avaient dit que cela ne durerait pas, mais les jours se sont transformés en semaines, et les semaines en mois. On s’est habitué à ne plus s’embrasser, à ne plus se toucher le bras, à ne plus se murmurer de mots salaces autrement qu’à travers le téléphone. On s’est habitué à se caresser soi plutôt que l’autre. Et on s’est habitué à ce que l’autre ne soit plus là. Parce qu’il était malade, ou parce qu’il vivait ailleurs, ou parce que, passés les trois premiers mois, plus aucun couple ne supportait l’obligatoire présence, limitée aux pièces que l’on pouvait laver à la Javel. Souvent, les enfants vivaient dans la salle de bains, et les parents dans la cuisine. Les salons et leurs coussins textiles étaient abandonnés depuis belle lurette, pour limiter les infections.
C’est à ce moment-là qu’on a commencé à recycler les parois de verre des camions-labyrinthe. En créant un cube de verre dans le salon, on pouvait disposer facilement d’une pièce de plus en ayant l’impression de toujours vivre dans le même décor familier.
Comme la javel était partout, tout le monde s’est mis à porter du blanc, pour éviter les taches. Même moi. Moi qui ai toujours porté du noir et du violet, C’en était trop. Cette hygiène rigoriste me tuait à petit feu. Moi j’aime les odeurs, les peaux qui ont sué, la moiteur des sexes. C’était vraiment la déprime.
J’ai rencontré Sammy le Forain un jour de ravitaillement. Je voulais troquer mes lentilles vertes contre du saucisson. J’ai dû faire quelques sacrifices, accepter de lui lire quelques cochonneries au téléphone, mais je l’ai eu, mon saucisson. Sammy, il en avait un, de camion-labyrinthe, de ceux où, autrefois, pour 2 euros, tu te perdais volontairement, cherchant une improbable sortie, entre les miroirs et les verreries. Il a assez facilement accepté de rejoindre mon projet des salons sanitaires, il a très vite compris qu’il y avait un peu de profit immatériel à se faire. Il aimait ça, regarder.
Avec quelques aménagements simples, on a transformé son camion en lieu d’accueil pour célibataires en manque de contacts. Imagine. 50 m² de parois de verre, des cellules d’1m² alignées côte à côte, totalement sécurisées, javelisées chaque jour, accessibles sans masque, juste un test d’haleine… Bien sûr, une personne par cellule. Et pas de contact, ni à l’entrée, ni à la sortie. Vu la révolte qui grondait chez les célibataires, on a facilement reçu l’agrément sanitaire.
On a ouvert le salon un soir d’octobre. Le bruit s’est répandu très vite. Le gang des hédonistes noirs avait annoncé sa présence. On comptait aussi sur quelques mères surmenées pour mettre l’ambiance. Tout le monde a besoin de souffler, pas vrai ?
La musique commence à 21h30. On ne passe pas de chanson d’amour, c’est trop déprimant. Les plus vieux, ceux de 50 ans, se souviennent de leur jeunesse, ça fait des drames… On préfère éviter. On choisit de la musique lascive, de ces vieux James Brown pousse-au-vice, de ces Doors déjantés ou même, parfois, un peu de Nirvana, fort, très fort.
Timidement d’abord, chacun dans sa bulle, bien sûr, on voit les gens taper des pieds, onduler des hanches, et puis retrouver le plaisir, féroce. Chacun, chacune, danse dans la nuit noire, dans sa cellule de verre, rythme lancinant, entre indécent abandon et provocante parade, entre caresse à travers la vitre et masturbatoires prémices. La proximité en toute sécurité réveille les démons, les gens sourient, ils se draguent, ils s’émoustillent. Séparés par quelques millimètres de transparence, les corps se cherchent, se frottent aux parois glaciales, exultent. Les bouches se collent, la buée adoucit l’horreur. Les mains s’égarent et miment l’autre, le leurre fonctionne. Chaque soir, sur le camion labyrinthe, ils célèbrent leur solitude, en de pandémiques orgies de sexe sanitaire.
J’adore. C’est toujours un plaisir de te lire. Nora. Bises